Un rêve d'empêchement

par Bruno Corréard

(§) signifie que le mot est illisible
Début
« Ça peut toujours être sympathique, non ? ». C’est une question que Marin s’est posé l’année de ses dix huit ans. C’est une question qui germe facilement dans un esprit mitigé entre la flemme et l’épicurien. Un esprit commun chez les personnes comme Marin : agréable avec ceux du sexe désiré, et un peu con avec ceux du même sexe, une connerie mélangée à une impression que c’est là qu’ils sont véritables. C’est bien une impression, ce qui signifie que Marin et ses semblables ne sont pas conscients du manque de justesse de cette pensée. Tout est en fait réglé parfaitement, et ce mécanisme est beaucoup moins complexe et profond que ces êtres sociables l’imaginent, tout tourne au fond autour du désir sexuel, qui incite chaque relation aussi amicale qu’elles soient à y être liées d’une manière ou d’une autre. Cela vaut également pour les activités, d’où cette pensée de passer son permis, un moyen peut-être de séduire, d’isoler où même de faire l’amour à une fille pour l’esprit simple de Marin, la décision est donc prise, il s’inscrit à l’auto-école après avoir passé son Code au début de l’été. « Maintenant, qui ? » c’est une question qu’ Aglaopé se pose depuis dix ans chaque matin car, chaque soir elle s’est endormie en ne pensant à personne. C’est une question que peu se posent, il faut comme Aglaopée, être une femme de presque trente ans, extrêmement belle, mais d’une beauté mignonne, inoffensive, surtout pas impressionnante et froide pour se poser cette question, car ce sont ces femmes qui connaissent tant de prétendants qu’elles n’ont jamais pu prétendre, elles, à quelqu’un. Chaque personne du sexe désiré ayant été trouvé particulièrement sympathique, étaient dès cet attachement manifesté déjà désireux d’avoir un rapport sexuel si c’était réciproque. Or, comme la majorité des êtres humains, ces femmes veulent parfois du jeu, de la difficulté, du temps de réflexion gaspillé toute seule en se demandant si l’attirance est réciproque. Ici pour Aglaopée, c’était toujours le cas, son attirance a donc fini par disparaitre, et elle se retrouve à se poser cette question en se réveillant, désormais incapable, elle aussi de s’en moquer, de se critiquer, car c’est cette question qui la définie, où qui définirait le personnage qu’elle est devenue. Aglaopé perd tout sens critique et morale sur ses actions, et finit au printemps par être professeur d’auto-école, pour draguer les jeunes majeures, qui après les garçons enfants sont les personnes les plus sensibles aux jolies filles plus âgées. « Pourquoi suis-je ainsi ? » c’est une question qu’André, à dix ans refuse inconsciemment de se poser. Il a pourtant tout le temps de le faire car, seul toute la journée, il ne peut que réfléchir aux réponses à ses questions. André sait pourquoi il est seul ou tout du moins pense le savoir, cependant à chaque réflexion faite, il se demande si arriver à conclure cette pensée ne signifie pas d’une manière ou d’une autre que cette réponse est à nuancer. Et c’est dans ce rythme de boucle infernale qu’il se sent obligé de prendre une pause. Chacun doit trouver sa pause. Elle doit parfois durer plusieurs semaines et parfois quelques secondes comme celle d’André qui consiste à manger sa pêche chaque jour à 9h, pour tenir toute la journée contre tous les gens qui ne le comprennent pas, pour lui, tous les poissons et les pêcheurs. La ville est petite, et les circuits de conduite restreints. Plus clairement, Aglaopé parcourt avec ses jeunes élèves le même trajet chaque cours. S’ensuit une suite de coïncidences permettant la naissance de cette tragique histoire. Tous les cours de Marin sont à 8h30, tous les cours de Marin ont pour professeure Aglaopé et tous les cours de Marin passent devant la banc de la pêche d’André. Ces trois éléments permettent de lier les trois intrigues personnelles des personnages, une liaison bienheureuse qui leur permet, d’abord, de sortir d’une lassitude croissante. Marin est las dès la première fois de cet horaire, Aglaopé est las de son métier à but sexuellement lucratif et André est las de l’existence de personnes comme Marin et Aglaopé, est las de les détester, est las d’avoir la tête occupée de contre réflexions sur ses ressentis et des conclusions qu’il en tire.
Les rencontres
Marin entre. En baissant la poignée et en la poussant en transférant le poids de son corps dans son avant bras droit, il lève le regard peu à peu. Il voit d’abord la poignée, puis la plaque de métal noire où s’enfonce le bloc déplacé par la poignée, puis le coin à droite de la pièce, et enfin la vieille dame assise sur un des trois fauteuils en cuir de la salle à droite. Les pensées simples de question défilent, une observation : une vieille dame aux cheveux teints en noir mais dont les rides ne camouflent rien, avec son veston en coton noir et son pantalon d’une autre couleur basique claire, peut être blanc. Elle lit un magazine. Alors une question : que fait une vieille dame dans une auto-école ? Trop âgée pour être professeure, en tout cas il espère car, quitte a avoir une femme adulte autant pouvoir se masturber en pensant à elle le soir, en raison du manque d’attirance réelle pour les filles de son âge. Enfin, une observation plus précise : les cheveux blancs qui, solitaires, dépassent sans être dans la touffe, le peu de rides au front comparé aux mains, les boutons noirs sur le veston, le pantalon bel et bien blanc, le magazine qui parle de la vie personnelle d’un grand tennisman. Le regard continue en respectant le rythme et s’attarde sur le bureau, sa destination, puis sur la main de celui qui y est assis. Une main qui dessine des animaux aux têtes de fleurs, est ce un vrai dessin ? Non, je vois vite que la feuille était pliée, c’est une superposition de parties du corps variant en fonction de ce qui doit être dessiné sur chaque pli. Mon regard se lève et atterrit sur le visage indescriptible de cet homme banal. Tout au final me semble banal, pas besoin d’être allé dans un endroit pour se le représenter parfaitement et en être déçu lors de sa découverte. « Elle entre », c’est ce féminin qui vient à l’esprit de Marin dont les pensées s'embrouillent et se simplifient jusqu’à l’état d’anhilement au fil des microsecondes. Ce n’est plus qu’une femme, « et une vraie ». Pourtant quelques secondes auparavant tout est différent, tout était comme d’habitude. Aglaopé entendait les quatre notes du xylophone au-dessus de la porte de l’agence quand elle s’ouvre. Quatre notes simples qui deviennent une mélodie au fil des jours, puis un agacement, puis un sujet d’indifférence. Voilà l’état d’esprit d’Aglaopé, l’indifférence morbide d’une vie passive ou au contraire trop réfléchie, trop calculée, sans phrases non destinées à provoquer une réaction particulière. Seule, son cerveau s’éteint, la routine défile avec habitude mais elle s’oblige à en être consciente pour ne pas tomber dans un état végétatif. Quelques secondes avant cette entrée, Aglaopé en était néanmoins assez proche, mais avec une écoute et une mobilité toujours actives. C’est ce toujours qui la fatiguait et c’est ce « jamais plus » en voyant Marin qui la fit renaître. En effet, en se souvenant de comment elle s’était levée, comment elle avait marché jusqu’au bureau de l’accueil, comment fin regard s’était levé, Aglaopé se dit que plus jamais elle n’exécutera ses actions de la même manière, jamais plus ces actions ne la mèneraient vers une telle justesse, sur un chemin si parfait pour elle, celui de sa rencontre avec Marin. Contrairement à ce dernier, Aglaopé se rappelle parfaitement de sa première impression détaillée de l’Homme, première impression qui se modifiera au fil des récits pour arriver à : « Il n’est pas entré, il était déjà là ainsi qu’un phare inébranlable et lumineux que le pécheur est soulagé de voir apparaître au tournant d’un rocher. Plus grand, plus svelte, plus robuste, plus éblouissant que les autres dont les noms commençaient déjà à m’échapper. Moi, je regardais, crispée comme une statue de sel, impreparée à me transformer en une autre matière, une matière réellement amoureuse, organique, charnelle, exaltée et vivante, qui vibrerait à l’approche de son corps, de son être, de son amour, de son regard. Personne d’autre pourtant ne le regardait et c’est ça que j’aimais déjà, il n’était pas obsédé par un regard des autres qui le pousserait à en porter un sur lui-même que j’aurais senti. Je ne le sentais pas mais je le ressentais, je le romançais, je lui imaginais des vies, des femmes, même des hommes voire un ordre qui empêcherait tout, qui lui permettrait de continuer à être si parfait alors que je voulais qu’il pêche, qu’il se laisse enchantant, qu’il avance avec la crainte de n’avoir rien d’intelligent à dire. Je vous le dis aujourd’hui, c’est parce qu'il ne m’a rien dit d’intelligent que j’ai espéré en faire mon amant. » Le blanc disparaît, il ne reste que le noir de la pupille, du plus profond qu’ils pouvaient jusqu’à inciter l’autre dans le mal, dans le charnel, dans la femelle par le mâle. Ils regrettent immédiatement ces incitations contraires à une relation pure qu’ils espéraient déjà; qui commençait à se mettre en place grâce au rire, remède contre les ténèbres qui pousse, grâce au mouvement de balancement de la tête vers le bas, à ne plus rejoindre l’autre dans les yeux et de s’approcher ainsi d’une passion vertueuse : « Bonjour c’est Marin, ça s’écrit comme les marins » Jamais blague ne fut moins drôle, jamais regard entre eux ne fut plus infernal. Il est alors 8h30, André sort de chez lui pour rejoindre le banc. Aujourd’hui, Marin et Aglaopé ne s’y rendraient pas pour le cours car le premier ne nécessite pas de déplacements hors du parking. En effet, les deux jeunes gens sur la voie du vieillissement étaient accompagnés du destin romanesque, Marin avait donc Aglaopé en professeur. Ils passaient donc 1/24eme de leurs journées ensemble pendant deux mois car le cours avait lieu tous les 2 jours pendant 2h. Il ne faut pas que ce destin déjà peu réaliste s’accompagne d’une réalisation fantastique, ces chiffres seront donc modifiés pour le motif de « précisions m’étant revenues à la mémoire ». Ils passent donc 2h30 plusieurs fois par semaine pendant l’été ensemble, occasion fortuite pour consummer la bougie dont la flamme nouvelle n’en est que plus intense et fragile. Quelques jours plus tard, André rencontre Marin de loin. Il connaissait déjà Aglaopé car depuis son banc, il l’a voyait depuis plusieurs mois « consommer son amour » avec un certain nombre de jeunes hommes. La fenêtre ouverte, le profil de Marin tourne entièrement vers la moitié droite de sa voiture, André ne vit pas complètement le visage du nouvel arrivant. Néanmoins, ce tiers visible suffit à attirer toute la sympathie, chose rare, du petit garçon qui prit cette impression soudaine comme une preuve de la qualité humaine incroyable de l’Homme. D’un autre point de vue, si ce visage était éclairé, c’était plus par l’amour flamboyant que par la lumière de son cerveau, et de son âme. Cependant cette flamme qui reste la source peut effectivement éclairer ces deux organes vitaux d’une manière trompeuse pour la nécessité d’acquérir la moitié enfin trouvée. De l’extérieur, Andre ne peut pas voir la source, il ne voit que le résultat, ainsi il voit dans l’Homme une qualité, d’habitude absente, et dans la Femme une cruauté, d’habitude plus faible. De fait, si Marin n’est pas comme les autres, il semble inacceptable qu’il ne soit pas traité comme tel, et qu’il finisse piégé comme les pêcheurs d’avant désireux et horrifiés de la créature qui les a d’abord charmés puis capturés. La pensée d’André est bien moins structurée que le résumé suivant mais pour comprendre le cheminement il est plutôt nécessaire de la voir sous une forme claire et organisée :
Cours de l’Homme numéro 2 vu par André
« Il conviendrait que j’empêche la Femme de ruiner l’Homme. Je ne sais pas pourquoi mais il m’est sympathique. Je ne pense pas ça par prétention mais si j’ai ce sentiment à son égard c’est qu’il doit être spécial. C’est un anoblissement par prétérition relativement impressionnant qui me démontre que mon ego est plus dimensionné que je le pense. En même temps, être capable de me dire cette dernière phrase démontre sûrement ma capacité de remise en question, qualité éloignée du narcissisme. M’attribuer cette qualité peut néanmoins prouver que je ne la possède pas, tout comme il est impossible de se considérer comme modeste, peut-on ne pas penser qu’on l’est en l’étant ? On remarque sûrement que les autres le pensent et si on est incapable de démontrer qu’ils ont tort, alors cette qualité disparaît. Bref, l’Homme rayonne, moi je m’embrouille et je me perds au fil des jours dans une taciturnité proche des ténèbres. Comme un miraculé capable de raconter son expérience de mort imminente, je suis peut-être un des rares à pouvoir dire avec recul que je suis attiré par la lumière. Je suis donc un paradoxe à part entière si je suis rare dans mon objectivité, ce qui est une qualité, alors je suis supérieur car je possède un atout intellectuel que les autres n’ont pas. Seulement, cette supériorité me permet de voir que je suis seul dans le noir de mes pensées à cause de cette même qualité. Les autres sont dans un état lumineux normal, supérieur donc au mien. Je suis donc à la fois supérieur et inférieur, et ainsi qu’un vieillard dont l’expérience implique sa faiblesse physique, je suis fragile. Cependant, un vieillard n’est pas seul dans son état paradoxal, moi j’ai 10 ans, je suis donc un à avoir cette expérience avancée dans mon entourage. Me voir à ce point incapable de parler de l’Homme et que de moi me laisse penser que j’ai un complexe de supériorité dépressif, deux mots dont je me sens éloigné mais auxquels mes pensées me ramènent souvent. Ils partent, ils ne se sont pas embrassés, ils ont parlé, phase classique de la séduction de la Femme, la prochaine fois elle lui répondra moins, ses lèvres seront presque immobiles et son regard distant pour créer un manque qui le persuadera que, plus que désirer corps, il l’aime peut être véritablement bien. »
Cours de l’Homme numéro 3 vu par André
« L’Homme est si beau, je devrais empêcher la Femme de mettre une quelconque once de malheur dans sa vie, sa tête oubliera mais son visage ne sera plus le même. Les traits naturels se forment en fonction des expressions les plus souvent exprimées ou ressenties. Ainsi, la plupart des mères ont l’air fatiguées dans la rue lorsque leurs enfants sont en bas-âge. Cette expression triste disparaît mais les plis n’ont pas de mémoire de forme, il peut y avoir changement mais pas retour en arrière. A force de regarder les gens depuis mon banc, j’invente des phénomènes « naturels » factices. Mais, est-ce que je regarde véritablement les gens ? J’ai l’impression de les connaître en un coup d’œil, surtout en les entendant parler, mais la connaissance d’une personne va sûrement beaucoup plus loin. A l’origine, il parait même que connaître signifierait avoir des relations sessuelles avec une autre personne. Je ne me connais donc même pas moi. Ni l’homme d’ailleurs. Je le vois, je le regarde mais je ne le connaîtrai pas, je ne le comprendrai pas. Si, il faut que je fasse confiance à mon ressenti. Avoir un ressenti envers quelqu’un c’est le connaître à sa manière, je le comprends donc de mon point de vue que je prends comme acquis, comme juste; vu l’impossibilité de vivre à travers les yeux d’un autre. Mon ressenti, quel est-il ? Je n’arrive pas à mettre les mots dessus quand je me pose cette question. C’est peut être la définition du ressenti, quelque chose incompatible avec la conscience. Je vais essayer d’y répondre en interrogeant mes autres membres. Rien du côté du zizi, rien du côté du toucher, de l’ouïe et de l’odorat. Beaucoup dans mes yeux. Je me sens comme dans un rêve où mon réel sens est la vue car je vois défiler des images mais tous les autres sont créés, assemblés pour s’accorder à ce que je vois, pour en confirmer la réalité. Si ma conscience fait partie de ces sens initialement incapables de fournir une impression juste, mon ressenti général est peut être irraisonnable, voire faux. Non, ma capacité à peindre cette phrase signifie qu’elle est fausse. L’inconscient a des vertus que le consistant ne pourra jamais toucher. Qu’est ce donc que je vois ? L’Homme a les plis du coin des lèvres souvent plissés, en même temps, ses joues remontent et le bas de ses yeux disparaît parfois; le haut, peut être pour compenser, s’anime presque d’une humidité chaleureuse opposée à son menton qui se raidit en se tendant vers le haut. C’est un visage que j’appelais heureux, inconscient, niais, inconscient. C’est une naïveté parfaite que je recherche dans un sens pour ses bienfaits remarquables comme la non-nécessité de se regarder dans la reflet de la vitre. Son absence de pensée ne lui permet pas le malheur de le faire et de se moquer de lui même de ne pas le refaire mais d’être conscient qu’il ne le fait pas. C’est cette dernière partie qui me semble absente de l’Homme. Il me semble en plus et surtout qu’il est inconscient du danger, mais j’ai le pouvoir de conserver cette perfection. »
Cours de l’Homme numéro 4 vu par André
« Il faut que je sois capable de louer un tel homme. Je n’arrive pas à mettre les mots sur mon ressenti ou ma réflexion, peut être que l’Art pourra expliquer. Je vais essayer un poème mais l’écrire dans ma tête est assez compliqué. Comme le sphynx, tu es ma quête, Nous sommes liés par mon désir De te résoudre, te découvrir, Afin de libérer ma tête. Comme le sphynx, tu es ma quête, Je n’arrive pas à te décrir, Ton visage, ton air, ton sourire, Peut être que j’aime les quéquettes. Comme le sphynx, tu es ma quête. Pour toi mes mots se réduisent, Et pour qu’en erreur tu m’induises, Il suffit de semer des miette, Je finis par croire que tu l’aimes, Tu ne peux, toi, c’est une chienne. Bref, au moins les octosyllabes me sont rapidement venues à l’esprit. Pour une fois donc, j’arrive à mettre des mots sur quelque chose que j’apprécie. C’est si dur et si simple de le faire sur ce qui me dérange que je n’arrive même pas à penser à ce qui ne le fait pas. Peut être que je me sens trop négatif et que lui, l’Homme que je ne connais pas est mon remède. De loin, il est tout positif, de vue, parfait. La Femme elle aussi a l’air heureuse et rayonne mais dans son cas c’est pour aveugler l’ennemi, pour sembler amoureuse afin que les hommes y voient plus qu’un corps, un besoin. Elle aime, c’est sûr, se faire désirer ainsi. C’est sûrement pour ça qu’elle ne l’a toujours pas embrassée. Peut être même qu’elle me voit, qu’elle m’aime bien et ne veut pas que je pense qu’elle me trompe nous, veut que je crois qu’elle m’est fidèle sans que j’arrive à comprendre que notre différence d’âge ne change rien au véritable amour qu’elle me porte. Je complique sûrement un peu les choses comme enfermé dans un mi-rêve, mi-cauchemar, mi-réveil, pendant lequel je tourne en boucle sur des pensées n’ayant aucun sens dans la vraie vie. Je m’accroche donc à la réalité, la Femme est en train de détourner mon Homme du droit chemin de l’idéal qui sera taché par son eau claire, foncée par la corruption dont est constituée sa fontaine d’amour. « Amour », c’est bien un mot inconnu à cette femme, sessuelle était le mot que je cherchais. Il faut que j’empêche l’Homme de succomber au désirs sessuels de la Femme. » Quand on raconte une histoire, doit-on donner tous les points de vue ? Ou doit-on en donner un général, externe, omniscient ? Même plus, quand on raconte une histoire, doit-on donner ses questions sur ce qu’on doit ? Encore mieux, doit-on et donnons-nous ? Eurêka ! Qui est nous et à qui je m’adresse ? Les questions sont l’évolution, posons des questions. Les réponses sont parfois dans les questions, il suffit de la poser, de l’entendre à l’oral ou dans sa tête pour y répondre seul. Quels sont les éléments de réponse apportés par cette action ? La phrase est plus structurée que dans l’esprit car elle prend une forme définitive et des sons y sont associés. Si la solution se trouve dans les sons, c’est que celui qui reçoit la question y gagne également en connaissance. Est-ce ton cas, le son de mes questions t’enrichit-il ? Question, raconte, donnons, réponse, action, répondre, son, sont, ton, solution, on. Mais les sonorités sont souvent plus compliquées, aussi, André rame. Et puis, n’excluons pas un scénario plus que probable, les sons ne donnent pas de réponse, aussi, André coule. Quand les compagnons d’Ulysse cèdent au charme des sirènes, Homère ne prend pas le temps de décrire tout ce que ne peuvent pas faire des marins envoûtés. Marins, bêtes en hommes ou dieux en mer, sauver un noyé est le devoir de qui sait nager. Mais être charmé est la seule possibilité du charmé, un comble pour un prince charmant, une évidence pour un humain, une tragédie pour le noyé. Il dit : “je tourne en boucle sur des pensées n’ayant aucun sens dans la vraie vie”, c’est particulièrement ironique pour nous qui savons qu’elles n’ont aucun sens dans la grammaire et la syntaxe, entités un peu moins importantes que la “vraie vie”. Mais qui sommes-nous pour juger ? Ce n’est pas un problème d’utiliser cette catégorie de phrases clichées; se focaliser quand on les émet ou reçoit sur leur côté vu et revu, sur les personnes qu’on connaît qui les ont déjà prononcées, sur toute autre chose que le sens spécifique, intime et convaincu qui lui est donné à un seul instant c’est ce qui est en réalité cliché. Mais, qui sommes-nous pour juger ? Provocation, style ou déchéance ? Concentration et transparence. Le plus ironique dans tout ça est peut-être de soulever la syntaxe quelque peu compliquée d’André. 10 ans, 100 ans, tout le monde sait qu’il faut quelque chose : la suite de cette histoire. A l’inverse des cours vu par André dans l’ordre croissant, évolutif positif de la réflexion, les cours vus de l’intérieur sont automatiquement narrés dans l’ordre décroissant, évolutif négatif des événements qui, eux, ne progressent pas, ne se transforment pas, mais disparaissent instantanément. Entrevoyons, l’intérieur.
Cours numéro 4
“Marin ? Viens, tu es en retard.” “Mais il est huit heures.” “Mais il est huit heures. Tu ne te souviens pas ?” “Ce qui est énervant dans l’oubli, c’est qu’on a pas seulement oublié une chose, on a aussi oublié qu’on a oublié.” “Bouleversant ! Et donc tu me crois, c’est ça ?” “Oui, à quelle heure devions-nous nous rejoindre ?” “Huit heures.” “Mais tu viens de dire que…” “Marin, nous sommes en retard.” “J’aime quand tu dis mon nom.” “J”aurais aimé que nous nous rencontrions plus tôt” Un temps “Tu vis trop dans…” “Attention !” “Tu me fais oublier la route.” “Si tu crois que ce que tu viens de dire est romantique.” “Excuse-moi, mais pourrais-tu simplifier tes phrases je n’arrive pas à me concentrer sur la route et tes propositions relatives.” Deux temps “Je t’aime” Trois mouvements : Auriculaire sur auriculaire, oeil droit dans oeil gauche, coup de volant vers le trottoir. “Mais ça va pas la tête ?” “Qui parle comme ça ? Et puis c’est toi qui me déconcentre.” “Si tu crois que m’insulter me fait dire je t’aime t’as rien compris” “Si tu crois, si tu crois ! Tu voudrais pas essayer de comprendre ce que je pense plutôt que faire des suppositions négatives sur mes croyances ? Et, Aglaopé, oui, je n’ai rien compris.” “T’es peut-être pas si con.” Un demi-temps “Je sais pas quoi dire.” “T’y crois, toi ?” “À quoi ? À la compréhension, à l’amour ?” “À nous.” Un temps. “Tu te gares ?” Un temps “Tu me fais sentir tellement décalé, comme si mon cerveau savait tout mais n’arrivait pas à me le dire. Je ne suis plus en adéquation avec moi-même. Je trouve ta réponse ridiculement mystérieuse mais je lui pressens une vérité qui dépasse mes jugements conscients. Comme si je n’étais pas en mesure de comprendre et que je ne pouvais que ressentir plus tard. Désolé pour la comparaison, mais c’est comme si je n’arrivais pas à identifier l’odeur d’un sachet de thé, que je ne lui trouvais rien de spécial ou tout de spécial, et que je devais laisser infuser pour boire longtemps après, afin de trouver la réponse à cette dualité.” “Tu n’as jamais parlé ainsi.” “Je n’ai jamais pensé ainsi.” “Tu n’as jamais été ainsi ?” “Non, car je ne suis plus, nous sommes.” “Et… Donc mon hésitation je la fous dans (§) bouilloire et on boit ensemble, trop chaud ou pas ?” “On est pas là pour se faire du mal, autant essayer de siroter à bonne température, on a le temps.” “Alors c’est pour la vie ?” “De lendemain en lendemain.” “Tu as conduit cinq-cents mètres.” “Mais je suis Marin. Et toi, Aglaopé. Et nous, l’Amour.” “Plein de gens sont l’amour.” “Le considérer comme un problème, c’est aussi peu constructif que ne pas vouloir être humain.” Un temps “Tu es tout.” “Sauf un meilleur conducteur qu’au dernier cours.” Regard, trois temps, après, trop long “Sûrement à demain.” “À l’échelle de toute une vie, à toute à l'heure.”
Cours numéro 3
Elle est déjà là. “J’arrive.” Il arrive. “Je suis là.” Je n’arrive jamais à savoir si c’est mal ou pas quand je trouve inutile une de ses phrases. “j’ai vu ta main.” Est-ce qu’il essaye de me faire comprendre qu’il reconnaît facilement ma main ? Mais qu’est ce que je raconte, d’ailleurs, pourquoi ai-je dit que j’étais là alors,qu’il le savait ? “Elle est belle, n’est-ce pas ?” Marin, arrête de te prendre la tête tout de suite. Là, c’était une occasion parfaite pour répondre artificiellement après une réflexion inutile sur la réponse attendue. Déjà, se dire ça, c’est trop. Tant pis, c’est déjà mieux. “Me demander ça, c’est y avoir déjà pensé, (§) (§) mais en posant la question. Alors, quelle est ta réponse.” Réfléchis vite, réfléchis vite. Putain j’arrive pas à réfléchir quand ma seule pensée c’est “réfléchis vite”, et encore moins quand je me dis que c’est ma seule pensée, puis que je me dis que je me dis que c’est ma seule pensée. J’ai sauté une étape ? “Non.” Je croyais avoir soulevé nos pieds au-dessus d’une marche supérieure mais elle m’a complètement décontenancé. “Non”. Non, non, non… Non, je ne veux pas chantonner en guise de réponse. Non la première note s’échappe. “Hœu” “Hœu Hœu Hœu, Hœu Hœum Hœu Hœum Houm Hom Houm” “Tu connais ?” “Oui.” C’est la première fois que je lui parle spontanément ? Impossible, seulement maintenant ? Je ne dois plus me souvenir, c’est le genre de chose qu'on perçoit avec un (§) négatif pour arriver à généraliser. “C’est quoi déjà” J’ai réussi ! J’ai réussi. j’ai parlé naturellement . Non. Spontanément. Peu importe le mot c’était beaucoup mieux. J’espère que ça va se reproduire. J’ai peur que m’en être réjoui ne modifie mes actions et tue toute possibilité de renouvellement. Maintenant en est la preuve. “Je ne sais plus.” Non, c’est marrant ce “non” était très long dans ma tête mais je ne pourrais pas le reproduire à l’écrit sans que ça paraisse ridicule. Comme si un enfant de dix ans retranscrivait le cri de Luke Skywalker sur une feuille A4. Pourquoi A4 ? Pourquoi ce pourquoi ? “Allez, on traverse la ville et on revient en observant les difficultés dans l’autre sens.” Je l’ai entendue dire cette phrase mot pour mot à l’élève suivant qui a démarré les cours en même temps que moi. Ça veut dire qu’elle est passée en mode automatique ? C’est de ma faute. Amusant, j’ai pensé ce mode comme si je le connaissais bien. Peut-être que je le… Je croyais, mais… Pourquoi cette censure ? L’imparfait m’est venu naturellement. “Tu me fais penser d’une manière qui m’est inconnue.” Combien de “o” est-ce que je mettrais, ou plutôt des “n” ? Et comment faire varier l’... Qu’est ce qu’il vient de dire ? Non, non non, je viens de rater une phrase importante je le sens. Je ne peux pas reprendre au hasard. “Je ne sais plus, mais passez la troisième, et je suis désolée je ne veux pas que ça paraisse violent mais concentrez vous.” D’accord. Ça me fait rire j’ai le sentiment que le dire sur ce ton briserait tout. C’est dur de vivre dans la peur. Inutile plutôt que dur. Pourquoi corriger des mots en moi-même ? Peut-être qu’on ne choisit pas que ses mots pour les autres. “D’accord.” Il ne semble pas vexé à son ton, devrait-il l’être ? Est-ce que je dois vraiment m’en vouloir de vouloir, de vouloir passer ce cours sérieusement. Je suis professeure après tout. Je dis n'importe quoi. Je dis n'importe quoi ? Je ne sais plus. “Je ne sais plus.” “Quoi ?” “Non, rien, allons-y, il nous reste deux heures après tout.” Est-ce l’action qui réprime la pensée ou la volonté d’action qui réprime la volonté de pensée ? Ils ne parlèrent plus, qu’en langage auto-école, pour aujourd’hui.
Cours numéro 2
Deux personnes qui ne s’ouvrent pas leur pensée ont besoin d’aide. N’est-ce pas amusant comment avoir “besoin d’aide” peut prendre des émotions et des importances différentes ? Mais regarder une vie, une vie entre ces deux uns, c’est comme une répétition de théâtre vue à travers une vitre isolante par son metteur en scène. Ils marchent l’un derrière l’autre sur le trottoir, le gris de cette route du destin, le blanc du toit/ciel, le noir du monstre, de la machine, de la voiture : de la tragédie. Ce gris est peut-être né d’un mélange, d’une confiance entre le ciel blanc essuyé et la calamité noire polie. Leur route est donc née de ce que l’un des leurs n’a jamais réussi à modifier, créer, détruire, et son opposé, sa lance qui le perce à la modeste vitesse de 30 kilomètres par heure. Chemin du destin tourmenté ? Explosé. Les petites fleurs qui poussent entre les pierres rectangulaires qui bordent les trottoirs et le caniveau ont une couleur dont on ne se souvient pas, varie-t-elle en fonction des régions ? Seule Aglaopé la notice. Ouvrir, fermer, ouvrir, fermer. Elle cherche quelque chose dans son sac, il la regarde. Sans avoir l’air de savoir pourquoi, il continue. Elle le lui rend, d’une durée plus longue qu’un regard fuyant mais c’est un temps qui paraît trop court, beaucoup trop court pour celui qui observait, rappelons-le, sans savoir pourquoi. Il existe tant de moments qui ne nous laissent pas savoir pourquoi, qui nous offrent le savoir qu’on ne sait pas, je n’ai jamais su si c’était un cadeau. Il conduit, avec cette vision réduite de la vitre voituriale. Peut-être serait-il plus exaltant de dire les vitres voituriales pour permettre à tous les observateurs ennuyés de se reconnaître enfin dans un principe universel. De grands mots pour pas grand chose ? Les vitres des voitures, où qu’elles soient, sont un portail absorbant, l’imagination des yeux, un partenaire de jeu, le partenaire des jeux. Petit petit problème ? Il semble impossible de décrire de l'extérieur, même en en ayant beaucoup, l’imagination d’un corps. À quoi pensaient-ils dans cette partie si mystérieuse, si rapide et si impromptue de leur cerveau, à nous tous de l’imaginer ! Tous, tous, tous ! Les familles, ceux qui ont des sales gueules, les inconnus et les inconnaissables, les amis et les doudous, les moi aussi et les nous.
Cours numéro 1
C’est difficile de mettre les mots sur une véritable rencontre. Quand l’amour décrit dans les livres et les films se manifeste parmi nous, difficile de savoir si on le projette ou s’il existe. Et ce qui met noir sur blanc , pof dans notre gueule le problème, c’est le décrire. Bonjour le doute. Suis-je en train de le raconter comme ceci car j’aimerais que ça le soit ? M’en rappellerais-je comme cela car je l’ai toujours raconté ainsi ? Mais la véritable question est : l’amour et le doute sont-ils compatibles ? Ces doutes sont une galerie de miroirs, chacun se reflète sur les autres et, plus on se rapproche de l’introspection la plus parfaitement objective, plus on arrive à voir le premier et le dernier miroir à partir de n'importe lequel. Mais miroir signifie aussi infini, douter du doute, douter du doute du doute, douter du doute du doute du doute. Douter de l’infini. Où trouver le certain ? Si ce n’est pas dans la conscience, c’est dans le corps; même le cerveau en tant qu’organe. Voilà leur rencontre : le passé et le futur parcourent leur corps de manière indescriptible. Des frissons ? Des pensées trop rapides pour les comprendre ? Le fait de sentir pour la première fois les hormones circuler dans son sang. On peut douter autant qu’on veut de la sincérité des pensées et de son inverse, des désirs corporels, cette sensation correspond aux deux et à aucun, c’est une certitude. Et comme le dit ce bon vieux Archimède : “Donnez-moi un levier et un point fixe, et je soulèverai le monde”. On l’a notre point fixe, mais qu’est ce que le levier ? Tout ce qu’on a, en nous et entre nous, tout ce qui peut bouger et s’assembler pour créer de la force, du mouvement. Soulever le monde pour voir ce qu’il y a en-dessous, les secrets. Remettre le monde peut-être autre part, peut-être autrement, peut-être le changer, peut-être changer. Une action ça ne peut aller que de l’avant. André, il veut agir, réagir. Marin et Aglaopé, veulent agir. Tous les gens qui les entourent veulent agir, n’agissent pas en agissant. Mais ce n’est pas pour rien qu’on “veut” agir. Au contraire, c’est pour tout. Entre le moment où la volonté d’agir naît et le moment où on agit, tout se passe. L’oublie passe. Comment agir quand on a le sentiment qu’on ne sait plus ce qu’on voulait faire. L’incertitude passe. Comment agir quand on a la pensée que l’on a jamais su ce qu’on voulait faire. La critique passe. Comment agir quand on a la pression de savoir ce que l’on va faire, mais pas le savoir que c’est ce qu’on doit faire, pour soi, pour son corps, pour son existence. Le décalage entre ce qu’on fait et les pensées qui l'accompagnent, gardes du corps ou enfants tenant la main. Le décalage rabaisse, il met plus bas que l’état précédent la satisfaction de soi dans le présent. Ne pas être satisfait du présent, c’est avoir peur du futur. Difficile de déterminer l’impact sur le passé, peut-être le passé ne peut pas être impacté, étant déjà ressenti par son présent et son passé. Ne pas être satisfait du présent c’est vouloir améliorer le futur. Décalage. Le décalage entre ce que l’on fait et ce que l’on veut faire. Mais on ne sait pas ce que l’on veut faire, si la volonté doit se baser sur le ressenti dans l’instant. Tellement difficile de penser à ce ressenti et tout ce qu’il implique car il est ce qui est le plus ressenti, le plus éloigné du monde réel. Mais au contraire. L’impasse. C’est l’impasse qui rabaisse. C’est l’impasse qui pousse à prendre un autre chemin. Donc l’acceptation ou le doute. C’est encore plus difficile à transmettre, étant donné la difficulté à en parler, car les autres ne nous en ont jamais parlé : qu’est ce qu’ils en pensent ? Le ressentent-ils aussi ? Écoutent-ils le mélange d’intuition primaire et intelligente au corps simple et expérimenté ? Que voient-ils, quand un autre est dans l’impasse ? Une impasse de l’autre côté ou une avenue et ses nombreuses rues inconnues et perpendiculaires ? André, lui, est perdu. Peut-être dans une impasse, peut-être autre part, même sûrement pas dans une ville mais sous la surface de la mer d’où on voit la lumière vive, mais floue. Seul lui peut le savoir mais il ne le sait pas. Agir est insupportable mais rien ne le justifie, donc logique. C’est là qu'apparaît l’inexistant, l’imprévisible et incompréhensible, ce qui explique tout là où il n’y a pas de réponse, mais n’en donne pas pourtant. Agir quand même. Quand même. Car il le faut. Pourquoi ? Personne ne le sait. Lui le pense mais ne sait pas pourquoi. Lui n’a pas forcément raison. Mais quand même, il le faut. Il agit. Il s’écoute, lui dont la voix n’a pas de raison d’être juste, n’est ni grave ni aiguë, une voix en dehors de l’imagination à cause de cet élément destructeur de l’humanité. Et si on soumettait à un ordinateur une vidéo dont il doit transcrire le son en mots, aurait-il besoin de l’écouter comme un humain ou y arriverait-il en un fragment de seconde ? Et si on se télechargeait une histoire, juste comme ça, vioum : on la connaît. Ressentirions-nous les mêmes choses qu’en la lisant d’une traite, qu’en prenant un mois ou qu’en la commençant un jour pour la finir un autre, bien plus lointain ? Les images et les sons perdent de leur exactitude quand ils sont racontés, mais aussi quand ils sont capturés. Bien sûr que la vie ne défile pas à la même vitesse qu'une histoire qu’on accélère ou qu’on ralentit pour captiver l’autre. Mais elle ne va pas non plus à la même vitesse que celle de la vidéo, automate pourtant infaillible dans sa représentation de la réalité. Car dans la vie, nous ne ressentons rien qui n’est pas nôtre. On ne ressent pas l’air, comment ressentir l’air quand on n’a à notre disposition qu’une infime quantité de celui-ci. On ne ressent pas le goût, comment ressentir le goût quand on n’a à notre disposition qu’une infime qualité de celui-ci. On ne ressent pas la réalité, comment ressentir la réalité. Quand. On. A. Quand on a. Cantouna. Cantouna cantouna cantouna. Pour l’ordinateur ces mots n’ont aucun sens venus de nous, mais ils n'en auraient aucun pour nous s’ils étaient venus de lui. Il a sa réalité et nous avons la nôtre. Il n’y a pas de la réalité. Mais, mais s’il ne pouvait comprendre cette vidéo qu’en l’écoutant à sa vitesse “réelle”, nous serions si proches de lui. Deux espèces ne comprenant rien d’autre que cette vitesse réelle si éloignée. Non. Non, oui. Oui. Enfin. Justement. C’est ça le but, c’est ça l’humain, mais pas tous les humains, c’est ça chaque humain : la compréhension, son ressenti. Comme un couple, ils se complètent en tous points. Il existe un nombre limité de compréhensions, car la compréhension est une réussite d’alignement avec la réalité. Mais il existe une infinité de ressentis, car le ressenti est une réussite, ou bien un échec, ou bien n'importe quoi avec sa réalité. Est-il possible de ressentir qu’on existe en lisant simplement le mot “cantouna” ? Car oui, avoir un sentiment, infime ou gigantesque, c’est ressentir qu’on existe. Aucune loi de la physique ne nous a obligé à le ressentir mais on l’a ressenti. Nous ne sommes pas déterminés. Mais pas parce qu'on a le choix, ça, qui sait ? On ne l’est pas car on est différents, illogiques et justement, parce qu'on est déterminés. On ne s’en rend pas toujours compte, mais la volonté de vivre ne s'interrompt jamais. Il existe une volonté de ne pas vivre, elle gagne même parfois, mais sa persistance ne fait que prouver la ténacité de son opposé. Notre vie s’écrit dans nos pensées. Un livre infini et éphémère. Certaines phrases nous viennent des autres, certaines nous durent plus que d’autres. Cela résume son fonctionnement : un entremêlement du eux et du je, du toi et du moi; dont le temps est propre, propre de toute critique et propre à chacun. C’est ce qui rend la question de la vidéo et de l’ordinateur bien plus difficile. Nous, ordinateurs de catégorie modeste, percevons la réalité différemment de ce qu’elle est, en plus de s’en souvenir, de la raconter, de l’expliquer, de la visualiser catégoriquement différemment. Toute cette imperfection découle d’ailleurs peut-être de cette perception fausse. Peut-être, peut-être pas. Moi je pense qu’on la perçoit très vite. Un avis personnel était nécessaire, sinon aucune vision n’accompagnerait la diction. Cette impression de non contrôle dès qu’on donne toute sa personne, toute sa concentration est paradoxale mais pourtant bien réelle. Les pensées essayent de suivre la vitesse de la vie, le corps essaye de suivre la vitesse des pensées, les sens essayent de suivre la vitesse du corps. Tout ça paraît logique jusqu’à ce qu’on comprenne que les yeux, les oreilles et l’intuition tentent donc de recevoir la vie à la vitesse d’un signal électrique. Parler sans avoir pensé. Bouger sans pouvoir penser. Sentir sans arriver à penser. C’est ça les sensations : la perception la plus proche possible des pensées en réaction à la vie. Essayant de raconter cette histoire au plus proche de la perception de ses protagonistes, la rapidité de la suite sera fixée sur leur sensation de la rapidité de la suite. Profitons de la répétition, elle n’existe pas en dehors d’ici.
En dehors d’ici
Plus précisément, devant le banc d’André. Enfin non, pas encore. Justement, profitons. Mais pas que de la répétition, aussi de la diversité, de son infinité. Explorons tout ce que nous cherchons. Si l’on découvre des caves regorgeant de savoirs intemporels, visitons les toutes. Essayons de tout comprendre. SI on ne parle pas la langue de ces textes anciens, ressentons ce qu’ils dégagent, ce qu’ils jettent volontairement. Dégager, cela peut-être se débarrasser de ce dont on a plus besoin ou laisser aux autres ce dont ils ont plus besoin que nous. Se partager, prendre le temps. Prendre du retard. Devenir le retard qu’on prend. Être en retard. Quand c’est un rendez-vous, le tout n’est pas détruit, on en perd seulement une partie. Mais quand c’est une erreur, quand le retard c’est de se rendre compte, de ne pas s’en être rendu compte. Le retard n’est plus une remise du présent à après, c’est une réalisation, on réalise, on comprend la réalité, on comprend qu’on est dans le présent et qu’il n’y a qu’un après. Le retard peut devenir une confusion entre les temps. La réalisation de l’erreur est dans le passé, mais la réalisation de l’erreur est dans le présent. Et avant d’avoir changé au point de ne pas reproduire l’erreur, on ne peut pas détester le nous du passé. On déteste donc le nous du présent, sentiment véritable en soi ou mécanisme inconscient pour accélérer le changement, la déculpabilisation, le futur. Ce serait tout de même pour un sentiment véritable s’il y a culpabilité ou volonté de changement. Il y a peut-être une certaine ironie dans ce qu’on appelle le regret, mot qui résume tout. On s’enchaîne au passé pour aller plus rapidement dans le futur. Dans le livre de notre vie, un carnet de voyage où se collent des souvenirs de tous les instants; si l’enfant qui l’a démarré, qui l’a vu grandir avec lui commence à haïr toutes les pages à partir d’un moment car il aurait voulu prendre une autre direction, car il a pensé “si seulement”, et n’a pas su retrouver le plaisir d’enrichir son trésor; les pages encore blanches, perdent leur sens. Le regret, dans toutes ses formes et dans toutes ses petites manières d’être créé, est le seul objet du monde connu qui a le pouvoir d’assassiner l’amour d’un humain envers lui-même. Mais on peut le défendre. On peut le réanimer ! Peut-être peut-on même le ressusciter. Mais, et c’est ici le dernier “mais”, c’est ici le “mais” le plus inutile, le plus évident et le plus palpable tant on a envie d’étriper à mains nues celui qui le dirait sérieusement, mais on ne peut que si on peut. C’est à dire, qu’une condition, sûrement la seule, pour accomplir tout ce qu’il y a à accomplir dans la vie, c’est d’en faire partie.
Devant le banc d’André
L’enfant s’est levé. Il va être l’heure où l’Homme et la Femme vont passer. Ils arrivent. Ils s’arrêtent au feu. Il veut y aller, leur dire. Leur dire quoi ? On ne se rappelle plus ? Tant pis il n’y a plus de temps. Pourtant tout a l’air d’être si lent. Cette contradiction empêche les pensées de se former ! Il manque quelque chose pour se décider. Non, il n’en manque plus. Alors que Marin et Aglaopé s’embrassent, pour la première fois, le regard de cette dernière croise celui d'André en s’éloignant. Pur hasard pour elle qui n’y a pas prêté attention. Sauf que quand on croise le regard de quelqu’un dans la rue, pour au moins un des deux, c’est comme si un lien se créait, qu’une raison mystique et incompréhensible de se parler se dévoilait, comme si on connaissait l’autre. Et quand on reconnaît l’autre dans la rue, il existe une deuxième étape, celle du flash. Le flash qui s'abat sur nous constamment, celui de notre cerveau qui nous fait parvenir une information qu’il avait en surface ou parfois tout au fond de lui. Après s’être avancé, sans s’en rendre compte, pour leur parler, l’enfant qui pensait avoir tout compris eut le flash. Il se rappela de qui étaient ceux qu’il avait reconnus. Ce n’était pas un souvenir qui venait de sa mémoire. Un souvenir beaucoup moins individuel. Un souvenir universel qui se transmet de génération en génération. Le souvenir que les autres sont des humains comme nous, et qu’ils sont beaux. Plusieurs sentiments traversèrent André au plus profond de lui : celui d’avoir fait un rêve des plus étranges où aucunes des actions des autres n’est conforme à notre volonté, celui d’avoir fait une erreur. Cependant, l’enfant ne vécut pas le prolongement naturel, obligatoire de ces sentiments : le regret, le réveil; en fait l’enfant n’était plus soumis à aucune des obligations qui caractérisent les humains dans leur culture et dans leur nature. En effet, André est mort, écrasé. Au milieu de la rue. Marin, lui non plus, n’y a prêté attention. Et d’une morale épicurienne, De la vie tu ne tireras rien. Jouis pleinement comme Marin, Tu seras noyé par les sirènes. Mais Aglaopé, tu es la reine. Contre toi, ils rêvent tous de dormir, Par toi, ils finiront par mourir, Sans toi, les marins ne peuvent rien. Ainsi il voulait cette morale, Un enfant voulant avoir raison A usé trop de la réflexion. La nature échappe au raisonnable. Quand on veut écrire la fin avant le début, on pense à toutes les conclusions les plus négatives. Cette morale inappropriée à l’histoire qu’elle clôt est la preuve qu’après une aventure, peu importe à quel point son déroulement était sur le papier similaire à ce qu’on imaginait, on ne peut pas nier que les petits détails, les choses de la vie se sont différenciées de notre anticipation et nous ont fait ressentir, nous ont apporté (§).
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